Jean-Philippe Toussaint se dévoile à des étudiants
Jean-Philippe Toussaint est venu à Montpellier pour la promotion de son nouveau livre, Nue, paru aux Éditions de Minuit le 5 septembre dernier. Des étudiants de classe préparatoire littéraire l’ont accueilli au Lycée Jules Guesde afin de lui poser des questions purement littéraires sur le processus de création de son œuvre.

Jean-Philippe Toussaint au Lycée Jules Guesde (Crédit Photo : © Chloé Marchal)
Claire : Avez-vous l’impression d’avoir clos un cycle d’écriture en achevant Nue, dernier livre de la tétralogie comprenant Faire l’amour, Fuir, et La vérité sur Marie ?
Jean-Philippe Toussaint : Oui, j’ai évidemment l’impression d’avoir clos quelque chose puisque je dis explicitement que Nue est le dernier livre d’un ensemble romanesque qui, jusqu’à présent, n’avait pas de nom mais qui apparaît dans la 4e de couverture : « Marie Madeleine Marguerite de Montalte ». C’est une décision difficile à prendre car, quand j’ai commencé, je ne savais pas que cet ensemble romanesque allait m’occuper pendant dix ans. Puis très vite, je me suis rendu compte que c’était très intéressant d’écrire des livres qui pourraient à la fois être autonomes et s’inscrire dans un ensemble. Je pensais même que j’allais continuer et qu’il y allait en avoir cinq, six, ou même sept !
Et puis, j’ai vraiment réfléchi et je me suis dit que ce dernier livre reprenait finalement un peu tous les thèmes à l’œuvre depuis le début et que, d’autre part, il y avait une sorte de résolution qui pouvait être la fin de l’ensemble. Mais, même si j’ai dit que c’était fini, je peux aussi en écrire un autre et ce n’est pas parce que je l’ai dit que je suis obligé de le faire…
Mathilde : Pourquoi avoir fini Nue avec une interrogation, « mais tu m’aimes alors ? » ?
J-P. T. : C’est plus intéressant de faire des fins ouvertes que des fins fermées car il ne faut pas cadenasser les choses. C’est d’ailleurs vrai tout au long du cycle, il y a des ouvertures partout, à tout moment on peut imaginer ou rajouter des choses, il y a de la place pour le lecteur, son imagination, ses souvenirs, ses expériences, ses connaissances. Par exemple, quand je fais le travail d’un romantique, c’est-à-dire quand je m’inspire d’un lieu réel, je décris cet endroit dans mon livre et le lecteur va le visualiser en ayant une image qui lui est propre.

Crédit Photo : © Chloé Marchal
Elsa : C’est donc pour ça que vous dites que l’on peut lire vos œuvres dans n’importe quel sens ?
J-P. T. : Exactement, c’est tout à fait juste. Je refuse un peu cette idée de linéarité et de chronologie. Par exemple, Fuir se passe chronologiquement avant Faire l’amour, alors que c’est le deuxième que j’ai écrit.
C’est pour ça que j’ai imaginé une structure, une espèce de figure géométrique qui est finalement un polyèdre, et même un tétraèdre en 3D transparent. Je n’ai pas commencé en dessinant des figures géométriques mais c’est après avoir bien réfléchi que j’ai réalisé que cette figure résumait finalement bien tout ce que je voulais faire. C’est-à-dire que l’on peut entrer par n’importe quelle face, et peu importe la face par laquelle on rentre, on a un écho, une vue d’ensemble des trois autres côtés. Et, en fait, j’ai envie que le lecteur de mon œuvre la conçoive telle que cela. Par exemple, dans Nue, il y a une scène qui se situe dans la fiction trois jours après la fin de Faire l’amour, mais dans le temps réel de l’écriture, c’est publié onze ans après. Cette superposition du temps réel et du temps romanesque m’intéresse beaucoup.

Crédit Photo : © Chloé Marchal
Claire : Pour reprendre ce que vous disiez tout à l’heure concernant le fait que Nue regroupe tous les thèmes de la tétralogie, est-ce qu’on pourrait dire que c’est une base ?
J-P. T. : Oui, c’est la base du tétraèdre qui doit être représenté en suspension, en lévitation dans l’espace.
Mathilde : On a l’impression que ces livres sont les collections de Marie, qui est styliste. Est-ce que ces saisons, qui inscrivent chacun de vos livres, permettent de faire le lien entre eux ?
J-P. T. : Au départ, c’est simplement une indication, mais ça me faisait un peu peur de faire quatre saisons, à la Vivaldi. Et puis, je me suis rendu compte que dans le vocabulaire de la mode, on parle de saison. J’ai donc bifurqué vers ça, et c’est assez cohérent finalement. Chaque face de ce tétraèdre est finalement une saison.
Claire : Par rapport au vocabulaire, il y a une expression qui définit le caractère de Marie comme étant une « disposition océanique ». Est-ce que le caractère de Marie a évolué au fil des œuvres ?
J-P. T. : Je ne crois pas qu’il ait évolué mais il s’est enrichi. Si vous ne voyez qu’une face, donc si vous lisez un seul livre, vous avez une vue moins complète que si vous voyez les quatre faces. Et donc, c’est quand on voit les quatre faces qu’on a quatre éclairages différents. Donc je pense que chaque livre apporte un éclairage différent sur Marie, et même des informations supplémentaires. Plus on lit, plus on a d’informations. À chaque fois, elle s’enrichit, donc elle ne change pas de caractère ; il y a pas de retournement, seulement un peu plus de lumière à chaque fois.

Crédit Photo : © Chloé Marchal
Claire : Est ce que dans Nue, justement, le caractère de Marie est plus dessiné, plus exploité, plus défini ?
J-P. T. : Oui, sans doute, car avec ce passage sur la disposition océanique il y a une tentative du narrateur de révéler, on pourrait même dire « la vérité sur Marie », qui serait finalement la disposition océanique.
Robin : Est-ce qu’il y a un rapport avec le « sentiment océanique » inventé par Romain Rolland ?
J-P. T. : Absolument, l’inspiration vient de Romain Rolland qui définit ce sentiment dans une lettre à Freud comme cette capacité de réussir à faire un avec le monde et l’univers en dehors de tout sentiment religieux. Le mot océanique m’a beaucoup plu parce qu’il est très poétique, il est lié à quelque chose de marin, de fluide.
Pierrick : J’ai sélectionné deux passages sur le thème de l’amour et je voudrais savoir si cette évolution sur la construction du récit n’est-elle pas finalement l’évolution de votre écriture même ?
Premier livre La Salle de Bain Chapitre 13 :
Paragraphe 13 : « Elle voulait faire l’amour »
Paragraphe 14 : « Maintenant »
Paragraphe 15 : « Faire l’amour ? Maintenant ? »
Tandis que le dernier livre Nue : « Il était tard, peut-être plus de 3 heures du matin et nous faisions l’amour, nous faisions lentement l’amour dans l’obscurité de la chambre que traversaient encore de longues traînées de lueur rouge ».
On dirait qu’au fur et à mesure de votre œuvre, votre écriture est de plus en plus structurée, pouvez-vous nous en dire plus ?
J-P. T. : C’est vrai que les critiques ou les spécialistes ont identifié un changement à partir de Faire l’amour, le premier livre de l’ensemble romanesque. Et c’est sans doute à juste titre car le livre qui précédait c’était La Télévision, et entre La Télévision et Faire l’amour il y a une vraie différence car La Télévision est sans doute le livre le plus drôle, le plus léger que j’ai écrit et Faire l’amour est sans doute le livre le plus grave dans lequel l’humour a presque entièrement disparu. Il y a une sorte de rupture, un changement. Je trouvais qu’il n’y avait pas assez d’acidité dans mes livres alors, avec Faire L’Amour, j’ai mis un flacon d’acide dans la poche du narrateur dès les premières lignes, à prendre comme une vraie menace.
Il y a quand même une cohérence dans tout ce que je fais depuis La Salle de bain, même si dans certains livres j’insiste sur le côté léger, désinvolte, et dans d’autres sur une gravité plus grande. Le curseur varie selon ma maturité, mon âge : j’avais 26 ans lorsque j’ai publié La Salle de Bain, et j’ai aujourd’hui 55 ans à la publication de Nue. J’ai une expérience, une technique plus grande, donc je pourrais dire qu’en écrivant La Salle de Bain, je me protégeais avec des phrases courtes, c’était assez bétonné tandis que maintenant j’arrive à faire des choses plus complexes.

Crédit Photo : © Chloé Marchal
Elsa: Par rapport à la substance, on a l’impression que vos œuvres sont construites autour de substances impalpables, évanescentes, comme le miel, les odeurs du chocolat, ce flacon d’acide (que j’espère, soit dit en passant, vous n’avez pas apporté avec vous ici). Et justement, l’acide a la fonction de détruire la matière, donc je voulais savoir si, finalement, cette destruction de la matière n’est pas la matière de votre livre : la robe de miel s’effondre, l’usine de chocolat explose et les personnages se noient dedans. En commençant Faire l’Amour avec un flacon d’acide, est-ce que vous inscrivez cette tétralogie dans une optique de destruction de la matière ?
J-P. T. : Avec l’acide il y a beaucoup de métaphores en jeu et la tonalité de Faire l’amour est assez sombre et grave. Le narrateur imagine que l’amour entre lui et Marie va s’arrêter avec la nuit. Cet amour va en fait durer tout au long des quatre livres, tout en étant menacé et en surmontant les épreuves à chaque fois. Il y a donc une intention métaphorique avec la présence de l’acide. Le miel et le chocolat ne sont peut-être pas aussi métaphoriques mais ce sont des belles images.

Crédit Photo : © Chloé Marchal
Sarah : Votre œuvre est prégnante du thème du voyage, dans la perspective d’une quête initiatique personnelle, que l’on voit aussi dans la littérature en général. Or, votre narrateur est en transition permanente, on le voit dans la notion des espaces et des pays ; ainsi, une phrase de Fuir me plaît énormément : « J’étais et je restais longtemps dans cet état de suspension qu’on éprouve pendant la durée d’un voyage, dans cet état intermédiaire ». Comment parvenez-vous à articuler, à la fois une instabilité spatiale et affective, tout en construisant un personnage ? Comment envisagez-vous la construction de vos livres dans la perspective du voyage ?
J-P. T. : Je construis assez consciemment un espace romanesque dans lequel le voyage a sa place, et notamment l’Asie qui est un continent très important dans ma fiction, le Japon dans Faire l’amour, la Chine dans Fuir. Ce sont des parties intégrantes des livres car le projet de l’espace est né en premier. Dans mes livres il y a néanmoins des lieux stables, familiers, comme l’appartement de la rue de la Vrillière, le deux-pièces de la rue Saint Thomas, la maison du père de Marie, le musée de Tokyo. Ces espaces sont à la fois inspirés de lieux réels que je connais, et sont aussi de vrais espaces de fiction, et ça je le construis. Les personnages, je les construis aussi, mais ils n’ont pas tous les mêmes valeurs.
Par exemple pour le narrateur, c’est assez instinctif, je sais comment il va se comporter sans avoir besoin de le construire, ça me vient naturellement car il a un lien particulier avec ce que je suis moi-même. Le personnage de Marie est beaucoup plus construit, il est fait de différentes personnes, de femmes réelles, de fantasmes, et également une part qui vient de moi-même et donc, il y a certains traits de Marie que je connais et dont je me sers. J’aime ce verbe « construire ». Dans L’Urgence et la Patience, j’ai écrit un texte qui s’appelle « comment j’ai construit certains de mes hôtels ».
Althéa : Vous avez parlé de lumière, de construction d’images, et moi c’est vraiment le regard qui m’a marqué dans ce cycle. C’est vrai qu’il y a certains passages, notamment dans la salle de contrôle avec ces véritables écrans, ou la scène du hublot avec ces jeux de regards et cette projection, qui me font vraiment penser à un tournage de film. En temps que cinéaste – vous avez adapté trois de vos livres en film – quel est votre point de vue ?
J-P. T. : Dans les choses conscientes que je fais quand j’écris, il y a cette façon dont je « fais la lumière ». C’est une expression qu’on emploie dans le cinéma, on a toujours besoin d’énormément de lumière, avec de gros projecteurs et ça prend un temps fou. Et c’est un peu pareil quand j’écris, par exemple la scène de l’hôtel, le début de Faire l’Amour, il y a la baie vitrée et on voit la ville par la fenêtre et, d’une certaine façon, j’ai fait la lumière, j’ai installé la lumière avant même que mon narrateur dise quelque chose. Il faut d’abord installer la lumière car, au cinéma, quand les acteurs vont parler, ils vont avoir une force incroyable. Et c’est la même chose dans un livre, je passe beaucoup de temps à construire l’espace mental dans lequel ça se passe, et après les personnages vont échanger des dialogues ou vont faire l’amour, et leurs actions seront amplifiées par la lumière déjà en place.

Crédit Photo : © Chloé Marchal
Althéa : Les vues d’ensemble de Tokyo sont en effet vraiment frappantes, il y a beaucoup de lumière.
J-P. T. : Une des idées c’était de rendre, de restituer l’ambiance nocturne de Tokyo, les néons, les lumières, et c’est beaucoup de travail, un travail de mots. On dit souvent que mon écriture est très cinématographique, mais elle est avant tout littéraire, puisque ces images je les fais avec mes mots.
Pierrick : Il me semble qu’une fois que vous avez écrit Faire l’amour, vous n’aviez pas prévu de continuer, et c’est lors de votre voyage en Chine que vous avez retrouvé l’inspiration. Qu’est-ce qui a fait cela ?
J-P. T. : Ce voyage en Chine en 2001 a vraiment été une immersion, une plongée, une découverte, un renouvellement. Et je me suis dit qu’il y avait matière à faire apparaître ça dans un livre, d’autant plus que le livre précédent se passait au Japon. Comme j’avais déjà une scène en tête – l’enterrement du père de Marie à l’île d’Elbe – je me suis dis que le moment où le narrateur allait apprendre la mort du père de Marie pouvait se faire dans un train de nuit en Chine. C’est cette idée-là que j’ai eue à ce moment, c’était le point de départ pour comprendre que j’allais continuer ce cycle romanesque.

Crédit Photo : © Chloé Marchal
Théo : Dans votre essai L’Urgence et la Patience, vous donnez une idée intéressante selon laquelle le livre naît de cette rencontre paradoxale entre l’urgence et la patience, mais je suppose que les deux ne sont pas dilués de façon égale chez un écrivain ; alors vous, est-ce que vous vous définissez comme un écrivain de l’urgence ou de la patience ?
J-P. T. : Les deux sont indispensables. En fait, la grande difficulté c’est de réunir les deux parce que toute cette réflexion vient de la pratique de l’écriture et en particulier des derniers livres que j’ai écrits où j’ai vraiment mis énormément de temps, de patience, avant de commencer, où je laisse vraiment le livre s’installer en moi très longtemps et puis je recherche cette période d’urgence où le livre va surgir en très peu de temps, en deux ou trois mois et, après, il va y avoir de nouveau énormément de patience. Par exemple, Nue je l’ai terminé à la fin de l’été 2011, je l’ai donné à l’éditeur début 2013. Il s’est écoulé un an et demi pendant lequel j’ai laissé reposer le livre, je l’ai relu, de temps en temps je le reprenais, je le retravaillais, et j’avais besoin de cette patience à la fois pour le polir, pour chercher et vérifier des choses, mais aussi pour le regarder avec du recul en permanence.
Il y a donc véritablement les deux, l’ultime patience permet d’optimiser ce qu’on a réussi à obtenir pendant l’urgence. Dans l’urgence, on ramasse plein de choses, et après on a du temps pour peaufiner tout ça. Et en fait, cette réflexion m’est venue de ma pratique.

Crédit Photo : © Chloé Marchal
Finalement, ce grand écrivain qu’est Jean-Philippe Toussaint est aussi un grand mathématicien, il inscrit la totalité de son œuvre littéraire dans un rapport de proximité avec la géométrie. L’incipit de son premier livre La Salle de Bain est une formule de Pythagore : « Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés ».
(Crédit photo de Une : © Rue89)