Twitter, un nouvel espace d’étude de l’opinion ?
En cette fin d’année, Le Nouveau Montpellier s’est intéressé à la question de l’opinion publique et politique à travers le récent écho des recherches d’un jeune thésard montpelliérain. Le 12 décembre dernier, nous avons rencontré Julien Boyadjian, actuellement chargé de travaux dirigés en science politique à la Faculté de Droit de Montpellier. Au cours d’une heure passionnante d’échanges, il nous a exposé sa proposition d’analyse des opinions politiques sur internet. Ces dernières années, les comportements politiques sur le web – publications, partages, commentaires – montreraient que la mesure de l’opinion politique reste plausible autrement que par toute tentative de mesure sondagière et que, contrairement aux idées préconçues, elle ne participe pas à la démocratisation de l’espace politique.
Ayant soutenu sa thèse le 23 octobre 2014, le jeune docteur veut rendre compte du potentiel des données publiées quotidiennement sur internet – et plus particulièrement sur les réseaux sociaux – qui constitueraient pour chacune d’elle des marques quotidiennes de pratiques, d’attitudes et d’opinions exprimées sur de nombreux sujets et naturellement produites.
La question de l’opinion publique et politique : quels enjeux, quels débats ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de rappeler les principaux constats retenus à travers cette question. En effet, toutes les questions théoriques qui touchent à la notion d’opinion font toujours – ou généralement – l’objet d’inintelligibilité, sinon de confusion. Qu’est-ce que l’opinion publique ? Une opinion politique ? Peut-on la mesurer et avec quels outils ? Or, ces questions soulignent tout à la fois cécités et querelles définitionnelles de ce qu’une quelconque mesure de l’opinion mesure vraiment.
Des trois constats “bourdieusiens” – toutes les opinions se valent, tout le monde peut avoir une opinion, il existe un consensus sur les questions posées (Pierre Bourdieu, L’opinion publique n’existe pas, in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1990) –, il paraît évident que toute mesure de l’opinion, à travers une enquête quantitative à grande échelle, participe à la production d’opinions biaisées par des supports, techniques ou outils qui tendent à dénaturaliser comme désingulariser tout avis sur une question donnée. Cette critique, indexée dans un maelstrom de débats, relève a fortiori de l’apologie comme de l’objurgation de l’utilisation des outils qui permettent ce procédé et donc, ipso facto, de celui le plus utilisé dans les industries de mesure de l’opinion publique et politique : le sondage d’opinion, inventé par le docteur Gallup en 1935.
Quand on sait qu’en moyenne, quand un Français répond à un sondage, il parle pour 50 000 autres (Loup Wolf, Quand l’opinion publique se passe du public, Le 1, mercredi 26 novembre 2014 ), on peut grandement s’interroger sur la manière dont l’opinion est finalement fabriquée sinon inventée dans l’espace public par les instituts de sondages. Dire qu’aujourd’hui, on mesure tout et pour tout à travers les sondages, c’est dire qu’on fait tout à la fois parler un échantillon représentatif (par la méthode des quotas) ou non (par la méthode aléatoire) pour tout l’ensemble d’une population – ou d’un type de population – donnée. Des querelles définitionnelles dans ce qu’elle est, ce qu’elle sert, comme la manière dont on doit la mesurer, cet objet théorique, au croisement des domaines économique, politique et sociologique, relèverait peut-être finalement moins d’une gangrène scientifique que d’une utopie sociale.
Pourtant, de toutes les nombreuses difficultés actuelles relatives à la mesure de ce que l’on appelle encore « l’opinion publique », les sondages répondent le mieux – voire sont les outils – qui rendent la plus véridique possible une mesure scientifique d’échantillons d’opinions. Le pouvoir des sondages réside finalement dans le fait qu’ils entretiennent une légitimité dans la croyance en ce qu’ils disent mesurer et non pas de ce qu’ils mesurent vraiment. Etant plus “une technologie d’élaboration d’une parole collective organisant l’expression des masses sans que les individus aient à se prononcer” (Ibid), l’opinion que mesure les sondages n’existerait pas.
Bien que l’objet de cet article ne soit pas de rendre compte de l’apport mélioratif ou non des sondages dans la mesure de l’opinion, il conviendra de retenir qu’ils sont plus une solution pour faire exister un problème que l’objet providentiel d’un problème dont il serait la solution. Alors, que nous apporte finalement le regard de Julian Boyadjian sur l’évolution des outils et constats de la mesure de l’opinion, avec un plus vif intérêt ici pour l’opinion politique ?
Internet : un renouveau méthodologique de la mesure de l’opinion
C’est à l’issue d’un Master 2 spécialisé dans les métiers des études et du conseil, proposé par la Faculté de Droit de Montpellier, que notre jeune thésard se prend d’intérêt pour les questions méthodologiques intéressantes relatives au « web 2.0 », soit l’ensemble des usages et fonctionnalités du web qui font du world wide web un espace virtuel en constante mutation. S’intéressant particulièrement au web social, Julien Boyadjian trouve un vif intérêt pour les minces et discrètes méthodes novatrices en la matière, qui appellent à sonder l’opinion autrement que par des sondages. Un défi majeur, souvent ignoré des études de marché pour des questions de coût et de temps. Aujourd’hui encore, rares sont les professionnels proposant une analyse englobant à la fois sondage et analyse du web.
Au cours de son stage de fin d’études, il découvre les logiciels dits de web tracking permettant la récolte de données publiées par les internautes. Cette technique, souvent apparentée au marketing, consiste à identifier les visiteurs d’un site à partir de leur adresse IP, puis à reconstituer leur parcours à des fins d’analyses – souvent commerciales.
La familiarisation rapide du jeune chercheur avec cet environnement participe à le diriger très vite vers les questions méthodologiques auxquelles celui-ci fait appel (nature des opinions, type d’environnement web…) et constitue alors son projet de thèse autour d’études numériques de l’opinion politique en excluant toutes formes de dispositifs de sondages en ligne. Dans un article qu’il publie en janvier 2014, il décrit l’objet sinon les particularités des études d’opinion via le riche environnement du web 2.0. À l’inverse des sondages qui suscitent des opinions, les analyses du web 2.0 participent à l’observation des opinions. Internet a l’avantage d’être un grand observatoire d’opinions qui ne sont finalement « pas suscitées artificiellement par les questions des chercheurs mais qui s’offrent à lui comme un matériau brut et authentique à analyser » (Boyadjian Julien, « Twitter, un nouveau « baromètre de l’opinion publique » ? », Participations, 2014/1 N° 8, p. 55-74. DOI : 10.3917/parti.008.0055). C’est à partir de Twitter, un des réseaux sociaux les plus utilisés au monde, que Julien Boyadjian propose ainsi des réponses aux questions méthodologiques de ces enquêtes novatrices :

(Crédit Image : © Boyadjian Julien, « Twitter, un nouveau « baromètre de l’opinion publique » ? », 2014)
Le tweet comme mauvaise représentation de l’espace politique
Cette recherche propose, sur la base de l’environnement numérique de Twitter, une nouvelle manière de voir le post, son usage, sa signification, sa portée représentative. Le défi étant principalement de traduire sinon de ressortir à partir d’un tweet une opinion politique, qui plus est contextualisée.
Si l’on s’arrête sur l’objet social qu’est Twitter, on notera qu’il s’aligne parfaitement avec les flux d’informations actuels (courts, clairs, précis) – la forme – et la chronophagie de l’actualité – le temps – en proposant des posts limités à 140 caractères. Si l’on s’arrête de plus sur la structure du réseau social, on note qu’il a tout à la fois l’avantage de permettre à tout utilisateur d’en suivre un autre sans aucune restriction, comme de lui donner l’accès au profil complet – soit l’ensemble de ses tweets. Bien qu’il soit moins un observatoire du monde social que médiatique, le réseau social offre finalement un espace d’étude unique en son genre.
La position de Julien Boyadjian appelle à appréhender les tweets comme une matière d’analyse du monde social. La génération naturelle du tweet procurerait finalement – donc à partir des logiciels de web tracking – une opinion plus fiable ou personnelle et de facto plus légitime dans toute mesure d’opinion. Or, bien que le tweet paraisse intéressant, il ne répond pas de lui-même au manque de représentativité des opinions. En effet, les propriétés sociologiques (âge, sexe, catégorie socio-professionnelle…) des twittas ou twittos n’étant pas visible sur leur profil, toute observation de tweets d’un utilisateur est donc complété d’un questionnaire qui permet de répondre au manque de ces données.
En s’appuyant sur ce que disent les médias, on a trop souvent tendance à croire que Twitter regroupe un important taux d’utilisateurs alors que, paradoxalement, seulement 5% des Français l’utilisent régulièrement contre 78% pour Facebook. De plus, en se consacrant donc exclusivement à l’étude des opinions politiques de la twittosphère française, Julien Boyadjian tire le profil type d’un utilisateur de Twitter : un homme, jeune et politisé, étudiant en classe préparatoire ou diplômé, urbain, exerçant une profession “supérieure”. La seule différence est l’âge. Les jeunes sont surreprésentés sur la Toile, ce qui s’explique certainement par un phénomène générationnel. D’ailleurs, même ceux-ci ne sont pas représentatifs de la jeunesse : ils sont beaucoup plus politisés que la moyenne réelle. Twitter serait donc à la fois un très mauvais échantillon représentatif de la population française comme très peu utilisé de celle-ci, malgré l’importante notoriété que lui accordent les médias.
Twitter, un nouvel observatoire du marché des opinions politiques
Le dispositif méthodologique constitué par Julien Boyadjian a vocation à situer une population qui utilise Twitter et la situer dans le monde social réel. On observe que, bien que politisés et dotés en capitaux culturels, les individus publiant des messages politiques ne le font que de façon très intermittente. Le degré de production de tweets de nature politique serait en fait aligné sur le niveau d’activité du champ de production de l’information.
Si l’on s’attarde sur les leaders d’opinions, il conviendra de rendre compte qu’ils sont plus présents sur le réseau social pour faire des coups de com’ que pour réellement produire de l’information politique. L’utilisation de Twitter par les personnalités politiques appelle d’une part à la question de la dépolitisation (par le format de la publication) comme à l’aspect communicationnel, si ce n’est à l’effet de marketing auquel il renvoie. Dans l’alignement des recherches de Julien Boyadjian, des études américaines (Tumasjan A., Sprenger T.O., Sandner P.G., Welpe I.M., Predicting Elections with Twitter: What 140 Characters Reveal about Political Sentiment, 2010) appellent à la question si le tweet, sinon le gain de notoriété acquis par Twitter, ferait l’élection. Il existerait en effet une corrélation positive entre le nombre de tweets évoquant les candidats et les partis ayant concouru aux élections : plus un candidat ou un parti serait cité sur Twitter, plus il aurait de chances de remporter l’élection.
Il est certain que la distinction entre personnalité politique et organisation partisane a une influence différente dans la reconnaissance, voire la légitimation de l’homme sur la famille politique. Etant compris dans un processus beaucoup plus large de personnalisation de la vie politique, on aurait dans le cas de Twitter plus tendance à prendre en considération les tweets des personnalités politiques que ceux des partis eux-mêmes. Pour preuve, les médias eux-mêmes relatent en permanence des tweets des personnalités plutôt que des organisations partisanes auxquelles elles appartiennent.
Exemple du nombre de like (Facebook) et de followers (Twitter) pour trois partis français :
Le même comparatif avec trois personnalités politiques de ces mêmes partis :
Finalement, les comptes des personnalités politiques généreraient plus d’amis, de mobilisation et d’écoute et feraient donc écho à la personnification du champ politique. À l’inverse des sites web partisans où l’on met en valeur la fiction d’une organisation forte et unie, Twitter rend mieux compte des différents courants internes à chaque organisation (on retrouve sur Twitter un compte “Team Fillon” ou encore “Team Juppé”).
L’internet : une démocratisation de l’espace politique ?
Si la fracture numérique tend à s’estomper (600 millions de foyers sont connectés dans le monde), il n’en va pas de même de la fracture politique. En termes d’accès à l’information politique, la télévision reste le média dominant (enquête Médiapolis – CEVIPOF, décembre 2009) alors même que le temps passé sur Internet est supérieur à celui passé devant la télévision (5h10 en moyenne par jour sur Internet, 3h45 devant la télévision). Ainsi, Internet n’est pas soudainement devenu un outil de démocratisation de l’espace politique. Son usage est avant tout celui du divertissement. En témoignent les nombreux jeux, l’accès à la musique, le streaming, les réseaux sociaux…
Or, qu’en est-il des réseaux sociaux ? De plus en plus de partis et d’hommes politiques en font usage afin de communiquer et donc se légitimer. Du « je blogue donc je suis » d’Alain Juppé, nous pourrions étendre cette remarque à « je twitte donc je suis » ou encore « je clique donc je suis ». Notons que Nicolas Sarkozy a invité son millionième fan sur Facebook pour une rencontre. Notons également que ce fan est un jeune homme de 19 ans en école de commerce à Paris, encarté à l’UMP depuis ses 13 ans. Il correspond à l’idéaltype du twittos politique – expliqué précédemment – que Julien Boyadjian a mis en évidence dans ses travaux. Or, on se rapproche nettement du profil de la personne politisée “classique”.
Alors qu’il semble simple de cliquer sur le bouton “j’aime” ou “follow” d’une page politique (d’ailleurs, est-ce un acte politique ?), alors que l’accès à l’information politique semble très aisé sur le web, il faut aller au-delà de ses idées et comprendre que l’Internet et notamment les réseaux sociaux n’ont pas démocratisé l’espace politique et n’ont pas fait apparaître une opinion publique qui serait préexistante aux enquêtes. Twitter, pourtant utilisé par presque tous les hommes politiques, construit comme un espace de dialogue et d’expression directe des citoyens avec le monde politique. Les ripostes partis (« duel virtuel de posts » entre des familles militantes sur Twitter pendant l’affrontement télévisé de leurs candidats) en sont un bel exemple.
Ainsi se construit une croyance en la démocratisation du débat politique grâce à Internet. Mais ce n’est pas parce que Twitter est une évidence dans le quotidien des journalistes et des politiciens que cela reflète la réalité. Autre exemple d’écart avec le réel : 30% de l’échantillon mis en place par Julien Boyadjian est composé de militants, alors que l’on sait que le taux de militants dans la population est de l’ordre de 1%. Julien Boyadjian distingue trois formes (idéaux-types) de twittos politiques qui montrent eux-mêmes qu’il y a des nuances à apporter :
- le profil post-it : les tweets politiques sont très occasionnels, souvent dans le cadre d’un événement politique important
- le profil militant que l’on trouve sous deux formes : le profil militant supporter (l’internaute va prendre position de façon autonome, il produit des tweets de soutien à une personnalité politique) et le profil militant traditionnel (l’internaute va essentiellement retweeter ce que publie l’organisation ou la personnalité politique qu’il soutient)
- le profil du consommateur ostentatoire d’information politique : sa pratique est distinctive, il cherche à partager une information rare
Ainsi, on peut supposer que ces catégories mêmes font l’objet d’un degré différent de politisation : il y a une nuance entre retweeter et écrire soi-même un tweet politique. Par ailleurs, la surreprésentation des militants sur Twitter participe à cette croyance de démocratisation. Or, ceux qui s’expriment sont déjà politisés et se pensent légitimes pour interpeller les politiques, partager leur avis, etc.
Dans son article, Julien Boyadjian résume ceci : « Le principal résultat est que la majorité des enquêtés, bien que fortement dotés en capitaux culturels, ne parlent que très rarement de politique : seule une minorité peut être apparentée à des « leaders d’opinion ». » Si dans sa thèse, le docteur en science politique a écarté la théorie du leadership d’opinion (théorie qui apparaît dans les travaux de Paul Lazarsfeld et de Elihu Katz dans Influence personnelle paru en 1955 : le leader d’opinion joue le rôle de filtre entre les médias et les individus, et dans la formation d’une opinion politique de ses derniers) qu’il évoque dans son article (il est impossible de mesurer cette théorie sur Twitter), le sens n’en reste pas moins clair et loin des croyances.
Le travail qu’a fourni Julien Boyadjian démontre finalement bien que Twitter ne fait qu’entériner l’ordre politique établi, et cela s’étend à tout l’Internet. En témoignent le profil sociologique des blogueurs politiques mais aussi la faible participation des Parisiens pour les projets de démocratie participative de la capitale sur le web, ou encore les difficultés de mise en place d’une « agora 2.0 » par le Mouvement 6e République. D’un point de vue politique, le web reste encore un objet élitiste, pourtant érigé comme un outil de démocratie et de diffusion de l’opinion publique. Le jeune chercheur compte prochainement prolonger ses réflexions sur le cas de Facebook et la présence du Front National sur le web, en continuité des précédentes recherches effectuées par Alexandre Dézé (Alexandre Dézé, Le Front national : à la conquête du pouvoir ? Broché, 8 février 2012), professeur de science politique à l’Université Montpellier 1.
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Co-écrit avec Selma Chaudesaigues-Clausen
(Crédit photo de Une : © www.journaldugeek.com)