Lazare conclut son triptyque avec Rabah Robert
Après Passé – je ne sais où, qui revient et Au pied du mur sans porte, l’auteur et metteur en scène Lazare revient avec Rabah Robert : touche ailleurs que là où tu es né, qui termine un triptyque commencé en 2009 sur des thèmes personnels et familiaux qui n’ont de cesse de croiser l’Histoire.
Mardi 1er avril, Théâtre de la Vignette, Université Paul-Valéry. Alors que le public entre dans la salle, commence à s’installer, bavarde un peu sur la dernière pièce – « trop intellectuelle ! » –, les comédiens entrent un à un au plateau. L’un s’assoit, entoure ses jambes avec ses bras, l’autre refait ses lacets, un dernier amène avec lui un immense bouquet de bambous. Silence. Alors, une voix de femme entonne un air : « Corbeau noir comme un musc, cordes comme un rouge brusque… »
Qu’y a-t-il dans Rabah Robert ? Tout d’abord, la mère, Ouria. Elle que l’on avait laissé dans Au pied du mur sans porte perdue et désappointée, a découvert la peinture et, par son biais, cherche à s’évader de son quotidien trop quotidien. Car elle a croisé la route ou plutôt les tableaux d’un certain Van Gogh et s’est mise à peindre comme lui. La vie dans son HLM semble alors bien terne. Entre la disparition de son mari, le père, ses deux filles qui n’ont de cesse de se couper la parole et qui l’épuisent, et son fils, Libellule, enfant étourdi, hyperactif et compulsif, déclaré handicapé mental car incapable de tracer une ligne droite, elle ne sait plus où donner de la tête, elle qui se bat sans cesse entre l’Algérie et la France. Son vocabulaire se remplit de mots qu’elle s’est appropriés au fur et à mesure et qui font de son fils un « tourdi ».

Crédit photo : © Hélène Bozzi
Et autour de cette famille, l’image physique d’un père absent, qui se balade au gré des scènes. Des sœurs qui rêvent et se chamaillent. Mais aussi toute une artillerie de comédiens, tour à tour clowns, banquiers, transsexuels, général d’armée et surtout musiciens. Le déclencheur de la pièce : les tableaux de Van Gogh. Au cœur de l’histoire : le père et les rapports entre la France et l’Algérie. Un canevas d’une heure ou deux, dans lequel les comédiens sont libres d’improviser, de l’aveu même du metteur en scène.
Entre réalité et imaginaire
Heure du repas. Tout le monde s’agite, se pousse, se bouscule, se dispute une part de lasagne en pâte à modeler. Quand revient sur la table la question du père. Le père est mort. Mais qu’en est-il de son histoire ? Où est-il mort, et surtout comment ? En fond, l’histoire de l’Algérie et de son indépendance. Qui était-il ? Un révolutionnaire ? À chaque enfant la liberté d’imaginer son père comme il le souhaite. Un tireur d’élite, un espion ou un bel homme, les cheveux gominés à l’italienne. Les filles en rêvent. Des filles qui idéalisent leur père, jusqu’à en être amoureuse. Il aurait été un des membres d’un mouvement de libération (mais on ne citera rien et surtout personne).
Rabah en Algérie, Robert en France. Une double identité pour un partage entre deux pays, à l’image des autres personnages. Sur scène se croisent l’histoire de cette famille et celle dont on rêve pour le père. Les rêves croisent alors l’Histoire sans ordre, sans logique. Apparaissent parfois des complices de l’époque de la décolonisation, une bande de banquiers affamés qui s’en prennent aux finances de cette famille qui ne peut pas se défendre, ou encore un général de l’armée d’une autre époque (ne serait-ce pas le Général Bugeaud, figure emblématique de la conquête algérienne de 1836 ?). À la frontière de laréalité et de l’imaginaire…
Un théâtre fougueux et plein d’énergie : le théâtre de Lazare
Car c’est ce qui fait la force de Rabah Robert, cette hésitation entre le rêve et le vrai. On ne sait plus si l’on est à Amsterdam, dans un musée de Van Gogh, en France ou en Algérie. On ne sait pas si les actions qui se déroulent sur scène sortent de l’imagination d’un des personnages ou pas. Dieu qu’il est plaisant de ne pas être contraint à une certaine vision ! Et c’est là que Lazare est brillant. Dans cet espèce de capharnaüm, à l’image de ce qu’il se passe dans la tête de Libellule, cet enchevêtrement de chants, d’éclats de rire, d’airs mélodieux, peu importe si rien n’est bien ficelé, l’important est dans l’énergie. L’incompréhension laisse place à l’imagination.

Crédit photo : © Christian Berthelot
Car le théâtre de Lazare ne cherche pas à s’intellectualiser. Il laisse libre cours aux envies des spectateurs. Cette pièce ne suit pas le déroulement que l’on peut attendre d’une pièce de théâtre, avec un début, une fin et surtout un fil conducteur évident. Ce fil est un peu comme ceux que n’arrivent pas à dessiner Libellule : surtout pas droit. Le théâtre de Lazare est avant tout un théâtre d’énergie, de rire et d’échanges. Le public est mis à contribution, et voici que Libellule passe de rang en rang pour savoir qui connaît Van Gogh, et surtout où est-ce que l’on peut le trouver. Les comédiens déboulent sur scène, chantent, dansent, s’accrochent, se soutiennent, une performance collective assez incroyable. Là est leur force. On retrouve sur scène certains comédiens des pièces précédentes, notamment Mourad Musset, magnifique Libellule dont la voix nous semble familière (surprise, il est aussi le chanteur de la Rue Kétanou) mais aussi Anne Baudoux, qui joue la mère, Julien Lacroix ou encore Benjamin Colin, acteur et responsable de la conception musicale. S’ajoutent sur scène Guillaume Allardi, Giuseppe Molino ainsi que Bianca Ianuzzi et Bénedicte Le Lamer dans le rôle des sœurs. Derrière le rideau, toute une équipe de professionnels qui assurent lumières, chorégraphies ou encore scénographie : la compagnie Vita Nova nous en met plein les yeux.
Si certains peuvent se sentir usés de toute cette agitation sur scène, de ces voix entrecoupées, de ces chants cacophoniques, Rabah Robert n’en reste pas moins une pièce dont on ressort avec le sourire car Lazare a réussi à nous extraire de nos fauteuils confortables du Théâtre de la Vignette pour nous entraîner dans cet univers proche du burlesque, un opéra-théâtre où il fait bon vivre, malgré la mort, malgré les problèmes, malgré le désordre qui règne. Loin des clichés ennuyant du théâtre, Lazare est un auteur à l’histoire singulière, une source d’inspiration parmi tant d’autres et dont la tête est certainement pleine de gens en réunion, à l’image de celle de Libellule, mais dans laquelle on resterait bien encore un peu.
(Crédit photo de Une : © Midi Libre)