Rodrigo Garcia : « Partager le temps d’agonie d’un être vivant »
L’auteur et metteur en scène hispano-argentin Rodrigo Garcia présentait hier soir sa pièce « Accidens » au Centre Dramatique National de Montpellier, dont il est le nouveau directeur depuis janvier 2014. La mise à mort d’un homard lors de la performance avait entraîné une pétition en ligne de près de 30 000 signatures et la présence de manifestants qui protestaient devant le CDN, en vain. Le Nouveau Montpellier revient sur une pièce qui a suscité le scandale, mais également sur le parcours et les projets d’un artiste qui dérange, au style excentrique mais résolument engagé.
Accidens ou le « scandale du homard »
Sur la scène, un acteur, qui demeurera silencieux et impassible tout au long du cérémonial, fume un cigare, assis. Il s’empare d’un homard vivant, le suspend à un crochet et asperge d’eau l’animal, qui gesticule. Observant sa « victime » impuissante, il finit par le saisir, le déposer sur un établi puis lui couper brutalement les pinces. La bête est toujours vivante. Il l’achève en la découpant en deux, puis dépose soigneusement les morceaux sur un grill. Une fois cuits, l’homme achèvera la performance en les mangeant lentement, tout en buvant un verre de vin devant un public médusé.
En Pologne, un spectateur est monté sur scène pour « délivrer » le homard, et Rodrigo Garcia, qui tentait de s’opposer à l’homme, a reçu des coups tandis qu’une partie du public quittait la salle. En France, une pétition qui a atteint plus de 29 000 signatures demandait au maire de Montpellier, Philippe Saurel, d’annuler la représentation d’Accidens, interdite en Italie et en Espagne pour maltraitance animale. Ses pièces dérangent et suscitent de vives polémiques. Avec Et balancez mes cendres sur Mickey, il rase la chevelure d’une femme et sème le trouble en jetant dans un bac d’eau des hamsters obligés de nager pour survivre. Dans After Sun, les spectateurs sont invités à monter sur scène pour retirer leurs sous-vêtements et les porter sur leur tête. Enfin l’iconoclaste Golgota Picnic, interdite en Pologne et chahutée par des catholiques en France, présente un Messie tyrannique et insolent.
L’auteur regrette pourtant qu’on ne commente son œuvre qu’en tant qu’image, la presse aimant se saisir des formes sensationnelles, rarement du fond. Ainsi Golgota Picnic, où abondent références littéraires, théologiques, picturales, voire un « raisonnement ontologique » selon l’artiste, « se résuma à quatre mecs à poil sur le plateau, et 5 000 pains de hamburger ».
Des réactions mitigées
À Montpellier, Philippe Saurel s’insurge contre la polémique : « Un homard, c’est moins gros qu’un taureau (…) Il faut que l’art puisse provoquer. » Quant à Rodrigo Garcia, qui se défend dans un communiqué, il traite ses détracteurs d’ « idiots » et rappelle que « le seul homard qui meurt pour une cause poétique, c’est le nôtre ; les animaux vous arrivent sur la table déjà morts et même cuisinés ». Accidens cherche ainsi à réinterroger le lien unissant l’homme moderne à la nature, à l’acte primitif de « tuer pour manger », sous-titre de la pièce. Il s’agit également pour l’auteur, qui a grandi dans un bidonville de Buenos Aires, de dénoncer la torture banalisée sous la dictature et, plus largement, la violence politique et quotidienne des sociétés capitalistes. « La sauvagerie de l’être humain n’a pas d’époque, la barbarie est perpétuelle » rappelle-t-il. Enfin, de façon plus intimiste, ce « poème visuel » sublime « le partage du temps d’agonie avec un être vivant », métaphore de la perte d’êtres chers à l’auteur.
Hier soir au hTh (humain Trop humain, nouveau nom du CDN), Accidens n’a laissé personne indifférent et a suscité chez les spectateurs des réactions hétérogènes : « Dénoncer la violence en tuant un animal sur scène, c’est puissant symboliquement mais c’est autoriser l’utilisation de cette même violence comme outil de sa dénonciation » nous explique Sylvianne. Pour Pierre, « il y a des choses bien plus graves à censurer que cette pièce. Ce qui est gênant, c’est que son succès repose sur un espèce de voyeurisme. Beaucoup de gens sont venus parce qu’il y a eu pas mal de tapage et n’ont probablement pas compris le message qu’il y a derrière ». Enfin pour Valérie, l’efficacité de la pièce est incontestable : « Que l’on soit choqué en bien ou en mal, on ressort de là avec beaucoup d’interrogations intérieures, on est mal à l’aise et c’est probablement le but. En ce sens… c’est réussi ! »
Un vent de subversion sur le CDN
Bousculant les codes traditionnels du théâtre, Rodrigo Garcia revendique une esthétique avant-gardiste, contemporaine et subversive : « Pour revenir à la faible capacité subversive de l’art actuel : il est le résultat de l’habitude, de la tartine beurrée et du café au lait et compte sur le soutien – si souvent inconscient – d’une quantité considérable d’artistes victimes du marché de la peur. C’est ainsi qu’on construit des forteresses de consensus. » Son œuvre composite s’inspire de références inclassables et hétérogènes : Quevedo, Beckett, Céline, Buñuel, Bernhardt, Goya et bien d’autres. Sa dernière pièce, Daisy, fait ainsi cohabiter Beethoven, Leibniz, le style burlesque et le disco. Les titres mêmes de ses œuvres, proches de la dérision, provoquent et amusent par leur ton sarcastique et décalé : Fallait rester chez vous têtes de nœud, Vous êtes tous des fils de pute, C’est comme ça et me faites pas chier ou encore J’ai acheté une pelle chez Ikea pour creuser ma tombe.
Or, Rodrigo Garcia rappelle que « si l’art n’est pas un appel à la désobéissance, s’il n’apporte pas de confusion à une société aux idées aussi claires que dangereuses, dites-moi qui pourra nous aider à découvrir la face B passionnante des choses ». Une désobéissance qu’il revendique. Le nouveau directeur du CDN vient dépoussiérer et insuffler un souffle nouveau aux programmations théâtrales conservatrices du centre, qu’il souhaite « convertir en centre d’art ». En commençant par en changer le nom, puisqu’il l’a rebaptisé humain Trop humain (hTh). Se rapprochant des arts visuels, mélangeant les styles, Rodrigo Garcia souhaite faire éclater les frontières entre les disciplines artistiques, autorisant l’hybridité pour laisser place à des formats où la parole – essentielle dans le théâtre occidental traditionnel – apparaît sous des formes différentes.
La présence animale dans l’art : un pouvoir transgressif ?
Dans l’œuvre de Rodrigo Garcia, la présence animale est fondamentale. Escargots, cafards, chiens, homards sont les personnages forcés de ses pièces : « C’est simple, les animaux existent donc je peux les utiliser » déclare l’artiste avec provocation. Éléments de scénographie à part entière, ils sont « une présence évocatrice en eux-mêmes ». Cafards et escargots, liés à la mort, constituent ainsi une force de suggestion. Au-delà de la simple présence, l’utilisation animale dans l’art soulève la question éthique de ses limites. On pense à l’artiste Marco Evaristti, qui avait installé dans un musée danois des mixeurs contenant des poissons rouges, invitant les visiteurs à appuyer sur le « bouton de la mort ». Esthétiser la cruauté sous l’alibi de la catharsis, de la subversion et de la dénonciation politique apparaît comme une rhétorique certes puissante, mais dont l’efficience paraît douteuse.
Rodrigo Garcia se défend de ne montrer rien de plus qu’un acte gastronomique. Alors pourquoi ce qui relève de la banalité quotidienne dans les cuisines des restaurants se révèle aussi insoutenable et scandaleux sur une scène de théâtre ? « C’est que la réalité heurte dans l’espace fictionnel du théâtre, tandis que la démonstration gastronomique ne perturbe pas : on a interdit non l’acte en soi, mais le fait que cet acte se produise dans un espace artistique où la réalité doit être celle de l’illusion » explique Suzanne Fernandez.
Ce brouillage provocateur des espaces et des rôles traditionnels perturbe les conventions théâtrales. C’est de la perméabilité de la frontière entre fiction et réalité, entre l’espace scénique, supposé fictif, et le hors-scène réel des spectateurs dont se joue le théâtre de Rodrigo Garcia. Un théâtre dense, érudit et engagé qui souligne, dans des formes excentriques, les déroutes existentielles et les maux de nos sociétés contemporaines. Un théâtre qui, cependant, ne perdrait pas en puissance subversive et poétique s’il intégrait le respect de la vie animale, quitte à rester « humain, trop humain »…
(Crédit photo de Une : © CDN Montpellier)